Sergio Chejfec – Poner la hija
Traduction française de Louise Gagnon
Écrire la fille [0]
Dédié à María Moreno
Comme une figure sur le point de prendre son envol
debout sur la balustrade
avec les bras ouverts
la chemise de nuit ample
ou comme l’image culte
de quelque croyance vêtue
pour montrer avant la fin
sa propre individualité
une silhouette se découpant sur le ciel
pour dire par exemple ce corps
clandestin existe
il a un propriétaire avec moi
il n’y aura pas de mort secrète
ni un autre martyr
que ce matin sans sursis possible
comme ça debout les bras ouverts
la femme s’est exclamée disait la recrue
la lettre d’une recrue
cette femme après avoir prononcé
d’autres phrases oubliées
sur un ton de harangue
vous ne nous tuez pas nous
faisons le choix de mourir une précision
concise sa conséquence le soldat
sans sommeil l’arrogance
des paroles à première vue
prétentieuses mais vraies comme
vient fatalement la nuit après le jour.
Un membre de la troupe macabre
qui occupait ce secteur
de la rue Corro
aura pensé
cette femme là-haut dit la vérité
à travers ses paroles vraies pas seulement ultimes
elle est transparente [7]
et bien qu’elle proclame sa mort
à la vue de tous
avec un geste connu habituel
l’héroïsme du cinéma et des diagrammes
c’est-à-dire facile à reconnaître
mais toujours imprévu
quand il a vraiment lieu cette épreuve
finale cache un reste de surprise
déclenche
un effondrement annoncé
l’ordre tortueux et total.
Donc la femme se tue
là en silence déjà
elle regarde au loin une dernière fois
appuie le canon sur sa tempe
et tire.
On ignore le cours final de la pensée
cela presque tous en font l’expérience
pour qui, jusqu’où, comment
s’éteint la dernière ruse
de la conscience
avant que la mort surprenante
ou annoncée la supprime où va-t-elle
il est probable qu’il s’agit
comme une feinte sans témoins
d’une idée quelconque
une inspiration commune de la vie
quotidienne rien de grave ni de complexe
une simple chose fortuite le croisement
entre le devenir et le fatal comme
l’odeur de l’air
un rêve de la veille
ou le manteau dont la fille a besoin.
En général
quand on parle du militantisme
des femmes la légende règne
les idées fusent
forgées dans le préjugé
l’intérêt
soutenues dans l’abjection
une guérillera [4] par exemple
ou une combattante
devait être plus libre futée passionnée
plus déterminée traître c’est-à-dire
plus homme.
Il y avait des femmes au courage
téméraire qui se jouaient
comme dans une mascarade avec une ruse
frivole du meilleur policier
ou celles qui se transformaient
pour leurrer avec des vêtements ou du maquillage.
Cependant il y eut celles qui furent
terrestres autrement
celles qui endurèrent les va-et-vient les mauvaises
passes ou les contretemps s’appliquant
à leurs tâches parfois fatiguées
au bord de l’aliénation
d’avoir à tant lutter avec leurs proches
c’est-à-dire les enfants et les maris.
Parmi diverses options Walsh préfère
dans ses lettres choisit une forme
pour parler de sa Fille [7]
un portrait éloigné de cette renommée
selon MM [2] de la bravoure constante
parfois puérile d’héroïnes
fortuites et en même temps compétentes
toujours spontanées Favio avait déjà
dans le passé chanté mon amie
ma petite amante ma compagne
aidant à montrer entre cheveux
au crépuscule livres à la main rêves
de fille sage l’image morale et le désir
qu’évoquaient à cette époque avec plus de promesses
que de réalités ces modèles
de filles et de femmes.
MM parle alors de Viglietti
de cette muchacha [6]
au regard clair, aux cheveux courts
dont il ignorait le nom.
Une chose est facile à comprendre
mais ne se dévoile pas
passe inaperçue sans qu’on en fasse cas
dans l’examen et le souvenir
des faits il s’agit
de mères et d’enfants comment elles créaient
un halo de protection quand elles le pouvaient
ou de communication de sentiments
maternels de mémoire et de continuité
qui résisterait à l’assaut et bien
qu’insaisissable resterait en tant que preuve. [4]
Le 28 décembre [1] quand elle arrive
à la maison de la rue Corro Vicky
la Fille c’est le jour de son anniversaire.
Les dates sont si bizarres des jours semblables
au reste capables du même
oubliant d’être commémorés malins
comme les coïncidences
ou les hasards
même malheureux.
C’est que comme l’a dit un poème
qui fait référence au mot héros
les dates finissent
par se précipiter dans l’erreur
et c’est alors qu’elles sont dates [8]
portent leur charge émotive peu
à peu sarcastique de passagère
et absurde ironie.
Entre-temps en ce jour
choisi et accidentel la Fille
n’avait pas réussi
à laisser sa petite fille
aux soins de quelqu’un.
Être militante et clandestine
avec des enfants dont il faut s’occuper
ou prendre soin suppose des risques
que ces femmes ont assumés
entre la solitude et le conflit
moral il n’y a pas d’histoire bonne
ni mauvaise déjà ailleurs
parlant d’autre chose MM
raconte la très libre et à la fois
attentive éducation d’une autre fillette
livresque dans un pays littéraire
avec ses pleurs classés
ses itinéraires prévus ses douleurs
réelles presque jamais innocentes…
Sur les épaules maternelles
semble-t-elle dire
retombe l’absurde poids de la continuité
mais les mères détenues torturées
emprisonnées avec dérision
jusqu’à privées de leur propre douleur
avaient besoin de ce poids
sur les épaules
pour soutenir avec un fil délicat
comme celui des bracelets lui aussi
faux parfois une vie elle-même fuyante. [4]
Après les paroles
depuis la terrasse
le pistolet sur la tempe
et la chute
quand l’inerte c’est-à-dire
le silence s’est imposé
un certain colonel dont on connaît
le nom qui dirigeait l’attaque
dans un acte typique de bravoure
lança une grenade en direction de la maison.
On dirait un conte de fées
préservant le destin
dans la complète obscure adversité
disant je suis ici ne t’inquiète pas
souffre doucement mais beaucoup
protégeant la petite-fille
sur le lit c’est-à-dire la fille
de la Fille qui pleurait
en compagnie
des quatre cadavres qui l’entouraient.
Pourquoi avoir des enfants
pourquoi les prendre avec soi quand
on est clandestin? Pourquoi pas?
Bien que nous ne sachions rien de ce que
nous ignorons nous ne savons pas grand-chose
non plus de ce que nous aimons.
Il a vêtu la Fille d’une chemise de nuit ample
une autre femme tentée par le mythe
et les mots à voix basse par les paroles
une autre femme la chemise de nuit annonçant
le linceul. Ici MM réfléchit à
l’héritage des noms de famille fait une pause
et dit le lien entre un nom de famille
célèbre et son héritage est dramàtique. Peu importe
que la méprise soit une erreur c’est évident
elle aurait dû écrire « dramatique » ce qui importe
c’est la confirmation [5] il y a un nœud là
qui traverse parfois la gorge
et les yeux en lisant jusqu’à ce que passe
une chose à laquelle nous pensons
sans en connaître la réponse et quand elle passe
elle le fait avec effort en laissant
comme marque la difficulté. [3]
La mort imprécise de Dominguito
par le talon ou la poitrine plaça Sarmiento
dans la position difficile de faire l’éloge
de son propre nom de famille
comme une manière de façonner le destin
personnel en invoquant le passé
la mémoire le Fils et l’Histoire
avec la promesse de se distinguer
grâce à la continuité
du nom. Mais le fils n’a pas pu vaincre
le père parce qu’en l’exaltant
il était trop héroïque
pour lui survivre Dominguito en réalité
s’est façonné un profil proche
du fiasco à tel point que le père
pour s’en remettre
et se relever a dû forger
les épisodes exemplaires
d’une histoire confuse
et dépareillée. [9]
Walsh par contre ne veut pas n’a pas besoin
d’une telle chose de la Fille il n’y a pas de promesse
de progrès ni destin de continuité
et il souligne avec une imprécision sincère
les éléments qui pourraient la faire oublier
comparée au père
une femme sans héritage auquel obéir
faite de réserve mystère et sécurité.
J’ai essayé
j’ai essayé de comprendre ce rire
les choses nouvelles surprenantes
la faisaient toujours rire
dit Walsh ils se retrouvaient
sur le banc d’une place parlaient
dix minutes ou en marchaient quinze
deux inconnus en train de bavarder
ils rêvaient faisaient des plans de nouveau
se retrouver sachant que c’était impossible
et rêvant quand même. Des êtres d’un héroïsme
têtu peu ostentatoire
ils n’avaient pas besoin de la rhétorique du chant
des parures les éloges
ils ne les reçurent pas non plus
comme une célébration quoique
parfois entonnés au mauvais moment
oui comme un requiem quand la langue
est déjà autre et l’incompréhension est
une variable de la louange.
L’espadon tue le pêcheur
d’une estocade écrit Walsh
il raconte aussi en 1971
que des auto-stoppeurs dans la montagne
ont tué un singe une guenon
pour manger blessée la guenon
a mis la main dans sa poitrine
blessée en a sorti un bol de sang
et l’a montré au chasseur
en hurlant horriblement
avec un regard de haine profonde
de mépris et on peut ajouter aussi
de compréhension le chasseur
pensait il faut leur couper tout de suite
les mains les pieds
la tête pour qu’ils cessent
de ressembler à un homme une femme
et que l’on puisse manger un singe. Entre-temps
Walsh se résignait à ne pas écrire
son roman bourgeois fatigué
de l’élaboration mentale
abstraite si difficile
à mettre en mots.
Il y eut une langue que Walsh a abandonnée
c’est probable avant même de la posséder
c’est la langue incontrôlée
régressive préverbale
qui le pousse machinalement
à se signer encore et encore
en découvrant avec effort
le nom propre
quand on annonce à haute voix
la mort de la Fille
en prononçant mal le nom de famille.
Les corps se découpent
sur leur individuel et faible
éclat quand quelque chose une occultation
une nuance un autre mot
ou une erreur un mensonge
enveloppe estompe
le nom qui lui correspond.
Poème en espagnol de Sergio Chejfec
Poner la hija
Dedicado a María Moreno
Como una figura a punto de echar vuelo
de pie sobre la balaustrada
con los brazos abiertos
el camisón holgado
o como la imagen de culto
de algún credo vestida
para mostrar antes del fin
su propia individualidad
una silueta recortada contra el cielo
para decir por ejemplo existe
este cuerpo clandestino
tiene un dueño conmigo
no habrá muerte secreta
ni otro martirio
que esta mañana sin más tiempo
así de pie los brazos abiertos
la mujer exclamó decía el recluta
la carta de un recluta
esa mujer después de pronunciar
otras frases olvidadas
con su tono de arenga
ustedes no nos matan nosotros
elegimos morir una concisa
aclaración su consecuencia el soldado
sin sueño la jactancia
palabras a primera vista
presumidas pero ciertas como
fatal es la noche tras el día.
Alguien de la tropa macabra
que ocupaba ese sector
de la calle Corro
habrá pensado
esta mujer de arriba dice la verdad
en sus palabras ciertas no solo postreras
es transparente
y aunque proclama su muerte
a la vista de todos
con un gesto sabido habitual
el heroísmo del cine y los reportes gráficos
o sea fácil de reconocer
pero siempre imprevisto
cuando ocurre de verdad ese trance
final esconde un resto de sorpresa
se desata
un derrumbe anunciado
el mandato tortuoso y total.
Por lo tanto se mata la mujer
para entonces ya en silencio
tiende la vista en ocasión postrera
apoya el caño sobre la sien
y se dispara.
Se ignora el curso final del pensamiento
esto le pasa a casi todos
para quién, hacia dónde, cómo
se extingue el último ardid
de la conciencia
antes que la muerte sorpresiva
o anunciada la suprima adónde va
es probable que se trate
como una finta sin testigos
de cualquier ocurrencia
una inspiración sencilla de la vida
diaria nada grave ni complejo
solo algo casual el cruce
entre el devenir y lo fatal como
el olor del aire
un sueño de la noche anterior
o el abrigo que precisa la hija.
En general
cuando se habla de militancia
de mujeres impera la leyenda
están las ideas
forjadas en el prejuicio
el interés
sostenidas en la abyección
una guerrillera por ejemplo
o combatiente
debía ser más libre astuta apasionada
más firme traicionera quiere decir
más hombre.
Había mujeres de temerario
arrojo que engañaban
como mascaritas con un frívolo
ardid al mejor policía
o las que se transformaban
para despistar con ropas o cosméticos.
Sin embargo hubo las que fueron
terrenas de otro modo
las que llevaron el trajín el mal
trago o contratiempo aplicándose
a lo propio a veces cansadas
en el borde de la enajenación
de tanto lidiar con los suyos
o sea hijos y maridos.
Entre varias opciones Walsh prefiere
en sus cartas elige una forma
para hablar de su Hija
un retrato alejado de esa fama
según MM del arrojo constante
a veces pueril de heroínas
casuales y a la vez templadas
siempre espontáneas ya Favio tiempo
atrás había cantado mi amiga
mi amante niña mi compañera
ayudando a mostrar entre anochecidos
pelos libros en la mano sueños
de buena la imagen moral y el deseo
que por entonces estos modelos
de muchachas y mujeres con más promesas
que realidades evocaban.
Entonces MM habla de Viglietti
de esa muchacha
de mirada clara, cabello corto
cuyo nombre no supo.
Una cosa cuesta poco entender
pero no se descubre
pasa sin pena ni gloria sin notarse
en el examen y el recuerdo
de los hechos se trata
de madres e hijos cómo ellas creaban
un halo de protección cuando podían
o de comunicación de sentimientos
maternales de memoria y continuidad
que resistiera la embestida y aunque
inasible quedara como prueba.
El 28 de diciembre cuando llega
a la casa de la calle Corro
Vicky la Hija ese día cumple años.
Son tan raras las fechas días iguales
al resto aptos para lo mismo
olvidados de conmemorar taimados
como las coincidencias
o las casualidades
hasta las desdichadas.
Es que como ha dicho un poema
que se refiere a la palabra héroe
las fechas terminaron
precipitándose en el error
y es entonces cuando son fechas
tienen su carga emotiva poco
a poco sarcástica de pasajera
y absurda ironía.
Mientras tanto en este día
elegido y accidental la Hija
no había conseguido
dejar en manos de alguien
a su pequeña hija.
Ser militante y clandestina
con hijos que atender
o cuidar supone riesgos
que estas mujeres asumieron
entre la soledad y el conflicto
moral no hay historia mala
como tampoco buena ya en otro lado
hablando de otra cosa MM
cuenta la libérrima y a la vez
atenta crianza de otra niña
libresca en un país literario
con sus llantos clasificados
recorridos previstos dolores
reales casi nunca inocentes …
En los hombros maternales
parece decir
cae el absurdo peso de la continuidad
pero las madres encerradas torturadas
presas con escarnio
y hasta privadas del propio dolor
precisaron ese peso
sobre los hombros
para sostener con hilo delicado
como el de las pulseras a veces
también falso una huidiza vida propia.
Luego de las palabras
desde la terraza
de la pistola en la sien
y la caída
cuando lo inerte o sea
el silencio se imponía
un cierto coronel de nombre
conocido que dirigía el ataque
en un acto típico de arrojo
lanzó una granada hacia la habitación.
Parece un cuento de hadas
preservando el destino
en la completa oscura adversidad
diciendo estoy aquí descuida
sufre tranquila pero mucho
protegiendo a la nieta
sobre la cama o sea la hija
de la Hija que lloraba
con la compañía
de cuatro cuerpos muertos alrededor.
¿Por qué se tienen hijos
por qué se los busca cuando
se es clandestino? ¿Por qué no?
Aunque nada sabemos sobre aquello
que ignoramos tampoco sabemos
mucho sobre aquello que queremos.
Vistió a la Hija con un camisón grande
otra mujer tentada por el mito
y palabras en voz baja por la letra
otra mujer el camisón anunciando
la mortaja. Aquí MM reflexiona sobre
el legado de los apellidos se detiene
y dice el vínculo entre un apellido
notable y su legado es dramática. No importa
la equivocación como error es obvia
debía poner dramático importa
como confirmación allí hay un nudo
que atraviesa a veces la garganta
y los ojos cuando leen hasta que pasa
una cosa sobre la que pensamos
sin conocer la respuesta y cuando pasa
lo hace con esfuerzo dejando
como marca la dificultad.
La muerte imprecisa de Dominguito
por el talón o el pecho puso
a Sarmiento en el trance de exaltar
el propio apellido
como una forma de labrar el destino
personal invocando el pasado
la memoria el Hijo y la Historia
con la promesa de sobresalir
gracias a la continuidad
del nombre. Pero el hijo no pudo vencer
al padre porque enalteciéndolo
era demasiado heroico
para sobrevivirlo Dominguito en realidad
se labró un perfil aproximado
al fiasco tanto que el padre
para superarlo
y levantarse debió fraguar
los episodios ideales
de una historia confusa
y despareja.
En cambio Walsh no quiere no precisa
algo parecido de la Hija no hay promesa
de progreso ni destino de continuidad
y señala con sincera imprecisión
los elementos que pudieran borrarla
comparada con al padre
una mujer sin legado que obedecer
hecha de reserva misterio y seguridad.
He tratado
he tratado de entender esa risa
las cosas nuevas sorprendentes
siempre la hicieron reír
dice Walsh se encontraban
en un banco de plaza hablaban
diez minutos o caminaban quince
dos desconocidos puestos a charlar
soñaban hacían planes volver
a estar juntos sabiendo lo imposible
y soñando igual. Seres de un heroísmo
obcecado poco ostentoso
no precisaban la retórica el canto
el adorno la alabanza
tampoco la tuvieron
como celebración aunque
a veces entonada a destiempo
sí como réquiem cuando el idioma
ya es otro y la incomprensión es
una variable del elogio.
El pez espada mata al pescador
de una estocada escribe Walsh
también cuenta en el 71
sobre unos mochileros que en el monte
mataron un mono una mona
para comer la mona herida
se metía la mano en el pecho
herido sacaba un cuenco de sangre
y se la mostraba al cazador
gritando horriblemente
con una mirada de odio profundo
de desprecio también podemos agregar
de comprensión el cazador
opinaba hay que cortarles en
seguida las manos los pies
la cabeza para que dejen
de parecerse a un hombre una mujer
y poder comer un mono. Mientras tanto
Walsh se resignaba a no escribir
su novela burguesa cansado
del desarrollo mental
abstracto tan difícil
de llevar a palabras.
Hubo un idioma que Walsh abandonó
es probable que antes de tenerlo
es el idioma incontrolado
regresivo pre verbal
que maquinalmente lo lleva
a santiguarse una y otra vez
al descubrir con esfuerzo
el nombre propio
cuando anuncian en voz alta
la muerte de la Hija
pronunciando mal el apellido.
Los cuerpos se recortan
sobre su individual y escaso
brillo cuando algo un ocultamiento
un matiz otra palabra
o un error una mentira
envuelve borronea
el respectivo nombre.
La traduction comme destination provisoire
Notes de la traductrice
[0] Écrire un commentaire sous forme de notes. Mais avant tout, une précision. Il est suggéré de lire le poème de Sergio Chejfec une première fois sans se soucier des chiffres entre crochets, car ceux-ci jouent le rôle de repères visuels qui serviront à retourner à des points précis du texte pendant la lecture du commentaire. L’ordre habituel des appels de note a donc été modifié : ce sont les notes de la traductrice qui renvoient au texte et non l’inverse.
L’écriture poétique de Chejfec est sensible, proche ici de la prose. Si certaines références historiques ou culturelles peuvent échapper au lecteur, j’ai toutefois choisi de n’expliciter dans mes notes que ce qui était lié à ma réflexion. En résulte une histoire parallèle, une digression faite de pistes parfois glissantes.
Créer une forme avec des éléments épars
[1] Traduire les dates. Commençons par une date, une traduction littérale et transparente. Le 28 décembre, jour de l’anniversaire de la Fille, Victoria Walsh, militante du groupe armé des Montoneros, fille de l’écrivain argentin Roberto Walsh, lui aussi membre de cette faction révolutionnaire de l’Argentine des années 1970. Sauf que le 28 décembre n’est pas le jour de l’anniversaire de Vicky. C’est plutôt le 28 septembre, la veille de l’événement décrit dans le poème, quand des militaires encerclent la maison où elle se trouve avec sa fille et d’autres activistes et qu’elle finit par se suicider pour ne pas être faite prisonnière. Du haut de la terrasse, elle aurait proclamé : « vous ne nous tuez pas, nous faisons le choix de mourir ». Et puis le geste fatal, selon un soldat qui regarde la scène à partir de la rue. Un témoignage démenti par Patricia Walsh, la sœur de Vicky, mais repris par Roberto Walsh dans une lettre célèbre écrite à ses amis militants où il présente sa fille comme une héroïne, alors que toute son œuvre rejette la notion de héros.
quand la fiction s’invite dans le réel
[2] Traduire les noms propres. MM pour María Moreno, l’autrice de l’essai Poner la hija, sur lequel s’est basé Chejfec pour écrire son poème1. Bien qu’en général les noms de famille glissent prestement d’une langue à une autre, ce sont des signifiants riches de connotations sociohistoriques. Un certain nom qui porte ce type de charge symbolique s’est inséré dans ma lecture du poème, me forçant à un détour qui est devenu une destination.
Un événement curieux s’est en effet produit pendant la traduction, effectuée au moment du cinquantième anniversaire de la crise d’Octobre 1970 au Québec. Je lisais le roman de Chejfec La experiencia dramática qui met en scène deux protagonistes, Félix et Rose. Au même moment sortait un documentaire sur ladite crise d’Octobre, Les Rose, qui tente de retracer les motivations de Paul Rose, le père du réalisateur, pour s’être joint au Front de Libération du Québec et avoir joué un rôle clé dans l’enlèvement et la mort d’un homme politique. Le fils, qui cherche des réponses, se nomme Félix Rose. Coïncidence inusitée, Rose étant un nom de famille peu commun au Québec (comme celui de Walsh en Argentine), ou émanation romanesque inexplicable, quoi qu’il en soit, cette intrusion a orienté ma réflexion. Ma traduction était dès lors prise dans un jeu de miroirs entre l’Argentine et le Québec.
et que toute traduction est située et provisoire.
[3] Traduire l’illisible. Un texte ne se donne jamais entièrement. Sa lecture ne l’épuise pas, sa compréhension reste toujours partielle. Selon Chejfec, la lisibilité d’un texte se découpe sur son illisibilité : il y aurait une forme d’illisibilité inscrite dans tout acte d’écriture, et de lecture, qui permet au texte d’être compris différemment selon les moments historiques et les contextes2. Si toute écriture contient une part d’illisibilité, la traduction, parce qu’elle est aussi écriture, peut ajouter à celle-ci ou en dissiper une partie. Elle permet au texte de départ de résonner dans un nouveau contexte, qui l’ouvre à de nouvelles lectures.
En traduisant des mots
[4] Traduire la militante. Encore en 2020, mon correcteur Word souligne en rouge le mot « guérillera » et m’avise qu’il est fautif; Antidote m’informe que ce mot n’existe pas. Les deux me suggèrent de le remplacer par « guérillero ». Le poème aborde la difficile place des femmes dans la lutte armée révolutionnaire. Ici, l’illisibilité rejoint l’invisibilité, celle de la femme militante qui doit se montrer « plus homme » pour être prise au sérieux et qui en même temps est déchirée par ses responsabilités de mère. Moreno raconte comment des femmes en prison réussissaient à confectionner et à envoyer à leurs enfants des bracelets faits avec des bouts de fil. Le poème, qui joue avec la notion de vérité, n’avance l’idée de « preuve » qu’une seule fois et c’est lorsqu’il parle de ces femmes. Comme si cette douleur ne pouvait être niée.
Même si ma traduction semble vouloir se forcer une place dans le contexte québécois et entre en résonance avec la crise d’Octobre 1970, il faut rappeler qu’il n’y a pas de commune mesure entre l’ampleur des violences perpétrées et subies en Argentine et ce qui s’est passé au Québec. Mon but n’est donc pas d’établir une comparaison, mais de profiter de la coïncidence des noms déjà évoquée pour penser le rôle du contexte d’arrivée dans l’acte de traduire.
la traductrice déplace aussi des idées
[5] Traduire l’erreur. Pourquoi avoir choisi la date du 28 décembre et non pas celle du 28 septembre, correcte d’un point de vue historique? Dans un échange de courriels, Chejfec explique qu’il y avait des inconsistances dans le texte de Moreno (il a eu accès à une version manuscrite qui a été révisée par la suite), dont la mention des deux dates, et qu’il a voulu à la fois respecter ces inconsistances et en profiter, comme si se cachait là une forme de vérité additionnelle.
Et si la traductrice choisissait elle aussi d’épaissir le texte, comme l’a fait l’auteur, c’est-à-dire de reproduire l’effet d’erreur et ainsi ajouter à son illisibilité? La traduction du « 28 de diciembre » par le « 28 décembre » est correcte, mais sage. En concevant la notion de date comme une structure (ou un objet) et le « 28 de diciembre » comme une surface, et en tenant compte du fait que cette surface s’érode avec le déplacement dans l’espace et dans le temps qu’implique la traduction3, on pourrait traduire cette date par n’importe quelle autre date, sauf le 28 septembre, pour maintenir l’erreur ou l’effet d’erreur. On pourrait alors réfléchir au fait que le 28 décembre en Argentine tombe en été, alors que c’est l’hiver au Québec, ou chercher à naturaliser le texte cible en choisissant une date importante dans le contexte d’arrivée. Sauf que le 28 décembre est déjà une date importante au Québec : elle marque la fin de la crise d’Octobre, le jour où le second otage a été relâché par les ravisseurs en échange de leur exil à Cuba. Crise d’Octobre : du 5 octobre au 28 décembre 1970. La date, qui était illisible dans le texte de départ, devient lisible dans le texte d’arrivée.
et vice versa.
[6] Traduire l’intertextualité. Est inscrite en filigrane dans le poème la notion de printemps, de renouveau, elle-même présente dans l’idée de révolution, où la mort est souvent une étape nécessaire. Walsh affirme d’ailleurs dans sa lettre qu’il renaît de la mort de sa fille, une façon de dire que sa mort héroïque a servi le combat. Un mythe repris par Viglietti dans sa chanson Muchacha mentionnée dans le poème. C’est justement cette notion de héros que démontent Moreno et Chejfec.
Du texte de départ
[7] Traduire l’histoire. De l’histoire des Walsh à celle des Rose, Jacques et Paul, deux frères au cœur de l’enlèvement qui s’est terminé par la mort d’un homme. Plus de cinquante ans plus tard, on ne sait toujours pas avec certitude ce qui s’est passé ce soir-là. Les ravisseurs ont juré le silence. Jacques Rose, l’oncle de Félix, n’en parlera pas durant le documentaire. De cela qu’il ne veut pas nommer et qui se nomme peut-être la vérité.
Qu’est-ce que la vérité? Il est vrai qu’après avoir vu le film, on ne peut douter de la sincérité de l’engagement de Paul Rose. Un homme de la trempe d’un héros, dirait-on. Pourtant, des témoins avancent qu’il aurait été en faveur du meurtre des otages pour faire avancer la cause. Comme pour la mort de Vicky, les témoignages se contredisent. La figure du héros se construit en choisissant ses preuves. Vicky n’était pas seule sur la terrasse. Celui qui l’accompagnait était son supérieur dans l’organisation et c’est peut-être lui qui aurait donné l’ordre de se tuer pour qu’ils ne soient pas pris vivants. La figure du héros se construit par montage, par une accumulation d’histoires qui nous interpellent et nous happent. Un montage qui refoule ses failles pour ne laisser voir qu’une surface lisse. Alors que Chejfec estompe les contours fiables des faits pour en accentuer l’ambiguïté, évoquant ainsi la possibilité de leur incomplétude, Moreno expose les failles des histoires proposées, sans discriminer, sans chercher à trancher, et arrive au constat que la vérité du témoignage est métaphorique. Donc Paul Rose, un homme qu’on dit admirable, mais qui a peut-être ordonné le geste irrémédiable pour marquer l’histoire.
vers le texte d’arrivée
[8] Traduire la résistance. Chejfec précise en préface de son recueil qu’il n’a pas cherché à poétiser ou à expliquer le contenu des essais qui ont servi de base à l’écriture des poèmes. Il s’est plutôt intéressé à « la résistance des significations quand on les soumet au dérangement du déplacement4 ». La traduction provoque elle aussi un dérangement en déplaçant des mots et des idées dans un nouveau contexte de réception. En ce sens, on peut dire que la traduction apparemment transparente du « 28 de diciembre » par le « 28 décembre » est un leurre, puisque le contexte d’arrivée dynamise la date et lui donne un sens. On peut même ajouter que ce « 28 de diciembre », bien qu’il n’ait qu’une seule équivalence linguistique en français, a toutefois été traduit ici en français québécois. Ce même « 28 décembre » prend une signification différente, du fait de la caisse de résonance que constitue le contexte particulier du cinquantième anniversaire de la crise d’Octobre au Québec, contexte dans lequel s’est inscrit l’acte de traduction.
le déplacement laisse des traces.
[9] Il y a une scène intéressante dans le film Les Rose. Un détail qui passe presque inaperçu. Félix Rose aide son oncle Jacques Rose à changer les fenêtres de sa maison. C’est l’entente qu’ils ont prise afin que Jacques accepte de parler du passé felquiste de son frère Paul. Les deux hommes ont enlevé une vieille fenêtre et sont en train d’en installer une nouvelle. On les voit à partir de l’intérieur de la maison : la fenêtre, faite d’une seule vitre, est insérée dans son cadre. Suit une vue de la même fenêtre, mais à partir du dehors. Sauf que cette fois, elle est à battant : ce n’est pas la même fenêtre. Une erreur semble s’être glissée au montage, ou c’est moi qui ai mal vu, mais peu importe. Comme le dit le poème, l’important n’est pas que ma possible méprise soit une erreur; l’important c’est qu’elle serve un effet dramatique de confirmation.
Donc, ce n’est pas la même fenêtre, mais presque la même. Il y a un fil qui relie les deux plans, un fil presque invisible qui résiste au moment quasiment imperceptible où l’engrenage se laisse voir. Les résistances nous forcent à chercher un sens et par conséquent à raconter une histoire. J’ai raconté l’histoire d’une date qui passe inaperçue, glissant d’un texte à un autre comme si elle était transparente. Une date qui était une erreur, mais qui a trouvé un lieu de vérité, une destination provisoire, le temps d’une traduction.
La forme est contiguë; la forme a une histoire; la forme de cette histoire est double.
Remerciements : je tiens à remercier Sergio Chejfec pour sa disponibilité et la générosité dont il a fait preuve en répondant à mes questions.
1 Le poème « Poner la hija » fait partie du recueil Tres poemas y una merced (2002) dans lequel Chejfec propose une lecture à la fois subjective et documentaire d’essais d’écrivains qu’il admire. Le texte de Moreno commente et déconstruit le portrait que fait Rodolfo Walsh de sa fille, Vicky, décédée durant une opération de l’armée argentine contre des militants révolutionnaires, le 29 septembre 1976. Le texte se retrouve dans le livre Oración: Carta a Vicki y otras elegías políticas (2018) de Moreno.
2 Voir l’entrevue de Chejfec (en espagnol): https://www.su.se/romklass/om-oss/nyheter/entrevista-con-sergio-chejfec-autor-y-profesor-de-escritura-creativa-universidad-de-nueva-york-1.505590
3 La traduction comme érosion est une métaphore de Rosemarie Waldrop.
4 Ma traduction.